Liens coupés avec les petits-enfants : un tabou à briser

« Maman, dis-moi que tu seras là pour la petite… » Oui, toujours, lui a répondu Suzanne (nom fictif), impuissante face à la maladie qui était sur le point de lui voler sa fille. À ce moment, affligée par la tristesse, la grand-mère n’avait aucune idée du calvaire qui l’attendait.

Pendant les mois qui ont suivi le décès de sa fille, tout portait à croire que Suzanne allait pouvoir tenir sa promesse. Après tout, son gendre et elle formaient une équipe soudée. « Nous avions toujours été proches, se rappelle Suzanne. Là, on se soutenait mutuellement, on s’entraidait. »

Mais dans la vie, les choses marchent parfois très bien jusqu’au moment où elles ne marchent plus du tout. Sans trop s’expliquer, le papa de la fillette a commencé à couper les ponts, reportant ou annulant des visites chez grand-maman; chaque fois, le prétexte est nébuleux ou tiré par les cheveux. « Ça allait à la dérive; je ne voyais à peu près plus la petite », raconte Suzanne. C’est alors qu’elle a appris que son ancien gendre souhaitait refaire sa vie avec une nouvelle flamme. C’est normal qu’il retrouve l’amour, s’est dit Suzanne, mais pourquoi ça lui coûterait, à elle, cette enfant qu’elle aime tant?

Désemparée, Suzanne fait ses recherches et tombe sur la page Web de l’Association des grands-parents du Québec (ADGPQ). En pleurs, elle compose le numéro qu’elle y trouve et raconte son histoire.

Une grande détresse

Suzanne est loin d’être la seule. L’ADGPQ dit recevoir environ 1000 messages par année de grands-parents confrontés à une rupture, ou une rupture possible, du lien avec un ou plusieurs petits-enfants. « C’est une grande détresse que l’on constate tous les jours », se désole Viviane Arsenault, présidente de cet organisme fondé en 1990.  

Que peut bien pousser certains parents à couper entièrement le cordon qui relie leur progéniture à leurs grands-parents? Chaque cas est unique, comme l’illustre celui vécu par Suzanne, mais certaines raisons sont plus fréquemment évoquées que d’autres. Parfois, c’est l’arrivée d’un nouveau conjoint ou d’une nouvelle conjointe qui, pour protéger le cocon conjugal naissant, exige de faire table rase du passé, sacrifiant au passage la famille élargie. D’autres fois, c’est la résurgence de problèmes familiaux développés dans l’adolescence, exacerbés par la rancune et la mauvaise communication, ou l’éclatement de conflits reliés à l’argent, qui peuvent parfois s’apparenter à du chantage. C’est sans compter des raisons tristement légitimes, comme de mauvais traitements physiques ou moraux.  

Quoi qu’il en soit, la privation de lien crée « une souffrance incommensurable » chez les grands-parents qui la vivent, ainsi que chez les bambins privés de papi et mamie, fait valoir Viviane Arsenault. « Un petit-enfant, c’est tes tripes, ton sang », illustre-t-elle, soulignant du même souffle que bien des personnes qui se tournent vers son association ont carrément l’impression de devoir faire le deuil d’une personne vivante. Ce fut justement le cas pour Suzanne. « J’avais l’impression de vivre trois deuils. J’avais non seulement perdu ma fille, au sens propre, mais aussi les relations avec ma petite-fille et mon gendre… »

Recours judiciaires

Comme l’a découvert Suzanne, la rupture n’est pas une fatalité. En effet, les grands-parents qui se retrouvent dans une situation similaire ne sont pas sans recours, souligne Me Luc Trudeau, un avocat familialiste dont la clientèle est quasi exclusivement composée de grands-parents.

Avant de se tourner vers les tribunaux, Me Trudeau commence toujours par envoyer une « lettre invitatoire » aux parents. Bien qu’elle puisse y ressembler, cette missive n’est pas une mise en demeure. « Je leur explique la peine que ressentent les grands-parents et leur désir d’avoir des relations avec leurs petits-enfants, détaille l’avocat, qui est également conseiller juridique auprès de l’ADGPQ. Je les invite ensuite à communiquer avec moi pour tenter de trouver une solution. » Si la réponse est favorable, les deux parties pourront négocier et signer une entente.

Si la lettre est ignorée ou suscite une réponse défavorable, comme ce fut le cas pour Suzanne, les grands-parents peuvent se tourner vers la Cour en vertu de l’article 611 du Code civil du Québec. Celui-ci stipule que « des relations personnelles entre l’enfant et ses grands-parents peuvent être maintenues ou développées dans la mesure où cela est dans l’intérêt de l’enfant. »

Pour Me Trudeau, la présence des grands-parents est justement dans l’intérêt de l’enfant. Après tout, le rôle de papi et de mamie est un complément à celui de papa et de maman, étant axé sur l’affection et l’accompagnement plutôt que sur l’éducation et la discipline. C’est sans compter l’importance de la transmission des traditions familiales et, soyons honnêtes, les coups de pouce financiers.

Éviter les dérapages

Si les grands-parents obtiennent gain de cause, le tribunal pourra déterminer le nombre de visites par mois, la durée des séjours à Noël et à l’été, et même le nombre de visioconférences. « J’insiste toujours pour que la Cour puisse régir les modalités de façon très claire, ajoute l’avocat. Pour éviter des dérapages. »

Car dérapages il peut y avoir, comme Suzanne l’a appris à ses dépens. Tout juste avant de se rendre devant le juge, son ancien gendre a accepté de signer une entente, entérinée par le tribunal, assurant un contact soutenu entre Suzanne et sa petite-fille. Mais aussitôt signée, aussitôt ignorée. En effet, insatisfait du dénouement, le papa de la petite a continué de rendre les accès difficiles, voire infernaux, s’efforçant de « démolir » Suzanne, notamment auprès de la petite, pour qu’elle « lâche prise ». La tactique finira tout de même par échouer, non sans avoir causé quelques traumatismes, puisqu’un juge tranchera en faveur de la grand-maman, lui garantissant un accès à sa petite-fille. Et puis, pour protéger ses droits, elle a dorénavant la procédure d’outrage au tribunal dans sa manche…

Un processus simple, mais pénible

D’ordinaire, ce processus est beaucoup plus simple que ce que les gens pensent (et que ce qu’a vécu Suzanne), insiste Me Trudeau, surtout lorsque la lettre invitatoire permet d’éviter de se tourner vers la Cour. Et même lorsqu’il faut saisir le tribunal, la cause est bien souvent entendue en moins d’un an.

Malgré sa simplicité relative, le processus « est très dur à vivre », concède Viviane Arsenault, ajoutant que certains grands-parents se privent d’utiliser des moyens juridiques parce qu’ils ne veulent pas faire de mal à leur propre enfant. Cela peut être un choix déchirant, « mais on ne va pas devant un juge contre nos enfants, mais bien pour nos petits-enfants », nuance la présidente de l’ADGPQ.

Vaincre la honte

Et puis il y a la honte. Celle qui paralyse, qui réduit au silence. Celle qui découle du sentiment d’échec, du regard des autres, du préjugé qui veut qu’il n’y ait pas de fumée sans feu… D’où l’importance de briser le tabou et de dire « vous n’êtes pas seul » à chaque grand-parent qui vit cette situation. « Je les invite à devenir membres [de l’ADGPQ] pour qu’ils puissent venir chercher du soutien dans nos cafés-rencontres, qui sont des groupes d’entraide, et entendre les conférences juridiques de Me Trudeau », plaide Mme Arsenault.

Le choix de judiciariser ou non le différend est une « décision personnelle », insiste Suzanne. « C’est intimidant, surtout qu’on est déjà vulnérables », dit-elle au sujet de l’impact d’une telle procédure. Mais pour sa part, elle ne regrette rien, même si cela lui a siphonné énormément d’énergie et coûté des milliers de dollars : « Il n’y avait rien pour m’arrêter. »

Aujourd’hui, Suzanne qualifie sa relation avec sa petite-fille de forte et de précieuse. Et chaque visite, chèrement acquise, lui permet d’affirmer avec conviction qu’elle tient enfin la dernière promesse faite à sa fille.

Le consentement des petits-enfants
Le Code civil du Québec stipule que le tribunal doit absolument respecter la volonté des petits-enfants de 14 ans ou plus. Cela veut dire qu’ils ont le droit de décider de ne plus voir leurs grands-parents, même si un jugement leur accorde des droits de les contacter et de maintenir une relation.
En ce qui concerne les enfants de 10 à 13 ans, le tribunal doit tenir compte de leur volonté d’avoir ou non des contacts avec leurs grands-parents.

Dans l’intérêt de l’enfant

Avant 2022, l’article 611 du Code civil du Québec indiquait que « les pères et mères ne peuvent sans motifs graves faire obstacle aux relations personnelles de l’enfant avec ses grands-parents. » Implicitement, la loi reconnaissait aux grands-parents le droit d’avoir accès à leurs petits-enfants, et vice versa. En raison de cette présomption favorable, le fardeau de la preuve reposait sur les épaules des parents, qui devaient démontrer que les agissements des grands-parents justifiaient une rupture des liens.

Mais des changements récents au Code civil ont renversé ce fardeau. L’article 611 stipule désormais que « des relations personnelles entre l’enfant et ses grands-parents peuvent être maintenues ou développées dans la mesure où cela est dans l’intérêt de l’enfant. »

Me Luc Trudeau déplore la perte de la présomption favorable, expliquant que les tribunaux ont toujours priorisé l’intérêt des enfants, même avant la reformulation de l’article 611. Le juriste rappelle que l’article 33 du Code civil stipule que « les décisions concernant l’enfant doivent être prises dans son intérêt et dans le respect de ses droits », en tenant compte notamment de ses « besoins moraux, intellectuels, affectifs et physiques ».

Est-ce que la pente est plus abrupte qu’avant, compte tenu du changement législatif? Il faudra attendre avant d’avoir une réponse définitive, la modification étant trop récente, mais certains dossiers pourraient être plus compliqués. Cela étant, la procédure demeure la même, fait valoir Me Trudeau.

« Je comprends que le texte de loi a changé, mais dans les faits, le juge voudra connaître le motif qui fait que les parents refusent l’accès aux petits-enfants. Alors, ça ne va pas changer grand-chose dans la mécanique de la preuve. »