
Kim Yaroshevskaya, Armand Vaillancourt, Phyllis Lambert, Béatrice Picard… Pendant deux ans, le photojournaliste Jacques Nadeau a multiplié les rencontres avec des femmes et des hommes animés par la force d’exister. Ainsi est né Vénérables, un puissant et émouvant livre qui rend hommage à l’amour et au courage de vivre.
« Vieillir jusqu’à 95 ans, 100 ans, ça prend du guts », lance Jacques Nadeau, quelques jours avant le lancement de son plus récent opus.
Publié par les Éditions Cardinal, ce livre magnifiquement illustré est le fruit de dizaines d’échanges, effectués au cours d’une période de deux ans, entre l’ancien photojournaliste du Devoir et près d’une centaine de gens d’horizons distincts ayant en commun le fait d’être rendus à un âge vénérable.
« Il y a des gens là-dedans, ce n’est pas n’importe qui pour moi; je me sentais nerveux, comme un p’tit cul », concède en riant l’homme qui a pourtant vu neiger pendant son illustre carrière.


Des moments inoubliables
Dans le cadre de ce projet, Jacques Nadeau s’est rendu aux domiciles respectifs de ses « personnages » non pas pour les questionner, comme dans le cadre d’entrevues formelles, mais bien pour vivre un moment avec eux. Pour les écouter parler de leurs bonheurs, de leurs soucis, de leurs souvenirs… Bref, de tout ce dont ils avaient envie. Et puis pour les photographier, aussi. Comme ils sont. Vulnérables. Vénérables. Vivants.
« L’idée, c’est de partir à la rencontre de ces personnes-là, de voir ce qu’il va se passer. Ils m’ont parlé, et moi, je les ai regardées. Parfois, ça durait une heure, deux heures. Toutes les fois que je sortais de leur maison, je me sentais super bien. C’est assez particulier. Tabarnouche… Je ne sais pas comment expliquer ce qui se passe en dedans de soi après une rencontre avec des gens comme ça. »

Il se souvient notamment d’avoir été ébranlé — dans le « bon sens du terme », précise-t-il — par sa rencontre avec Kim Yaroshevskaya. « Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça. Avec Fernand Dansereau, c’était un peu la même chose. Même s’il a de la difficulté à marcher, je me suis promené avec lui dans le verger en fleurs situé derrière sa maison. De le voir sourire, c’était extraordinaire. »
Il se rappelle aussi sa rencontre avec Rosie Godbout, une artiste qui habite dans les Cantons-de-l’Est et qui combat deux cancers. « On a passé une heure et demie à marcher. Puis la plupart du temps, on riait, on riait… Ça, pour moi, c’est le courage. »
Une génération incroyable
Les hommes et les femmes qui figurent dans Vénérables couvrent un large spectre d’expériences de vie. Il y a des monuments de la culture québécoise et des milliardaires, des personnes réfugiées et des gens qui ont connu la rue.
« Il y en a qui sont aujourd’hui beaucoup plus fragiles que d’autres, ajoute le photojournaliste. Mais ce n’est pas parce que tu es super riche que tu vas te rendre à 100 ans. Ça peut aider, la richesse, mais ce n’est pas ça qui fait la force intérieure, l’intelligence émotionnelle. »

Jacques Nadeau insiste sur l’idée de l’autonomie, soit la capacité de prendre ses décisions par soi-même et pour soi-même, tout en respectant ses capacités et son état de santé. « Pour tout le monde, c’est différent. Mon livre, ce n’est pas un guide de recettes qui nous dit ce qu’il faut manger pour bien vieillir. »
Ce n’est pas non plus un livre pour faire la morale, ajoute-t-il. Surtout pas. L’idée, c’est plutôt de partager la voix de ces personnes qui ont une envie irrépressible de vivre. À leur manière. « Pourquoi je parle d’eux? Parce que c’est une génération incroyable. En fait, cette génération-là, elle est forte, elle est très forte. S’ils ne le savent pas, bien moi, je leur dis. Je pense à Kim [Yaroshevskaya]. Malgré les problèmes physiques de toutes sortes, elle a continué. Et à 101 ans, elle continue encore. »
Observer, c’est aimer
Ce livre, qui porte un regard sur la vieillesse, trouve ses origines dans la jeunesse de son auteur.
« J’avais 17 ans lorsque je suis allé à San Francisco, moi qui viens d’un petit patelin dans la basse-ville de Québec. Ça m’avait marqué, tous ces gens plus âgés que moi dans la rue, de toutes les cultures, qui se saluent, qui discutent… Je n’avais jamais vu ça. Quand tu observes les gens, tu ne peux pas avoir de préjugés envers eux. Tu ne peux que les aimer, si tu les observes bien. Ça veut dire, aussi, les laisser parler… »

L’importance de l’observation lui reviendra un peu plus tard, à 22 ans, alors que le jeune photographe qu’il était devait suivre René Lévesque.
« Je l’ai suivi un peu partout sur la planète et je ne lui posais pas de questions. Je l’observais. Souvent, dans l’avion, il était assis en avant de moi. Il me parlait, je l’écoutais. Ce n’était pas comme chef d’un parti politique. C’était comme être humain. C’est ça qui m’a toujours fasciné. L’être humain. »
Mais observer, ça prend du temps. Une denrée rare lorsqu’on est un photojournaliste plongé au cœur de l’action. « C’est la rapidité de l’image qui compte. Celui qui gagne, c’est celui qui est le plus rapide. C’est dans cette compétition-là que j’ai été pendant 50 ans. »
Or, cette étape de sa carrière étant terminée, le photographe retrouve le temps pour observer. « Il a fallu que j’apprenne à regarder tranquillement, à être patient… parfois prendre une heure avant de prendre une photo. Je n’ai jamais fait ça de ma vie! Et j’ai trouvé que l’expérience est tout à fait extraordinaire. »

Jacques Nadeau
Éditions Cardinal
42,95$