Papy, le « peintre qui n’était pas peintre »

C’est au crépuscule de sa vie que Clément Gravel, alias Papy, a vécu son aube artistique, donnant son premier coup de pinceau à 91 ans pour égayer les derniers jours de son épouse, puis pour soulager son deuil. Neuf ans et quelque 500 tableaux plus tard, l’artiste peintre estime avoir signé son œuvre testament.

« Dans la vie, ça prend ce que j’appelle des électrochocs; les miens auront été l’amour et la douleur. » C’est ainsi que Papy, installé dans le salon de sa demeure de Lévis, dont les murs (et même des bouts de planchers) sont tapissés de tableaux, évoque la genèse d’une passion qui l’aura mené jusqu’au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ).

« Ouvre tes yeux… »

En 2016, son épouse, Pauline — « [son] trésor et [sa] force » durant 60 ans — vit ses derniers mois à l’hôpital. Chaque matin, il se rend à son chevet.

Moi, à ce moment, je suis en train de perdre mon amour. Ça me fait mal, je me sens étouffé. Mais il y a aussi le bonheur d’être avec elle… 

Clément Gravel, alias Papy

Un jour, Pauline lui offre un paquet cadeau : des pinceaux, de la peinture, quelques toiles. Étonnante offrande; Clément Gravel n’avait alors jamais peint de sa vie, ni même en rêve. Qu’importe. La nuit venue, incapable de dormir et hanté par la souffrance de sa compagne, le nonagénaire descend au sous-sol, déballe son matériel et se met à l’œuvre.

Le lendemain, de retour à l’hôpital, il dévoile à sa muse les fruits de son inspiration. « Je me suis couché à côté d’elle et je lui ai dit “ouvre tes yeux”. D’habitude, elle pleurait le matin. Là, elle a souri. Et elle s’est mise à rire. Moi, j’ai trouvé ça beau… » La journée même, il est allé au magasin d’art pour s’acheter des fournitures, puis s’est aménagé un atelier de fortune dans son sous-sol. Il n’y avait plus rien pour l’arrêter.

C’est dans le sous-sol de sa demeure que Papy a aménagé son atelier de peinture. Photo: Frédérique Charest

Un rythme effréné

Avant de rendre son dernier souffle, Pauline demande à son mari de lui faire une dernière promesse : celle d’exposer un jour ses toiles au MNBAQ, un lieu que les amoureux chérissaient particulièrement.

Le  « peintre qui n’était pas peintre » s’est alors mis à peindre à un rythme effréné. Comme une bouée de sauvetage multicolore, ses pinceaux lui permettent de canaliser son chagrin, de donner un sens à la vie et à la mort, de maintenir un dialogue avec celle qu’il venait de perdre.

Papy. Photo: Frédérique Charest

Au fil du temps, son récit improbable suscite la curiosité, puis l’admiration dans le milieu des beaux-arts. Après tout, se découvrir une nouvelle vocation artistique si tard dans la vie, c’est assez extraordinaire. En 2022, c’est la consécration. Six de ses acryliques sont retenus dans le cadre d’une exposition qui souligne le potentiel thérapeutique de l’art, présentée au… MNBAQ. Pauline pouvait alors se reposer en paix.

« Sincèrement, j’ai toujours fait ça pour elle », dit-il. À preuve, il n’a jamais vendu une toile, et ce, malgré de nombreuses offres (en revanche, il en a offert à des œuvres caritatives). Lorsqu’il ira rejoindre l’amour de sa vie, ce sera à ses enfants de décider du sort de ses centaines de tableaux.

De l’indignation à l’inspiration

Dans quelques jours, Papy aura 100 ans. De son propre aveu, il commence à ralentir, « s’éteindre » même. Mais si son parcours devait s’arrêter aujourd’hui, il serait heureux de son legs artistique.

« C’est mon plus récent tableau, lance-t-il, le regard porté vers la grande toile qui trône devant la fenêtre de son salon. C’est l’une des peintures qui représentent le mieux ma pensée… Je voudrais qu’elle fasse du chemin. »

Pour Papy, il s’agit de sa toile la plus importante. Photo: Frédérique Charest

Sur l’œuvre, le visage d’un loup, menaçant, se profile au milieu d’éclats de rouge et de jaune. La scène traduit l’indignation croissante de l’artiste, provoquée par les images d’enfants abattus en Palestine et en Ukraine, mais aussi par les multiples gestes de maltraitance qui ciblent les personnes âgées.

Ce dernier point semble particulièrement l’émouvoir. « Ça n’a pas de bon sens, les vieux sont délaissés, martèle-t-il d’une voix assurée. Quand une personne a travaillé toute sa vie, il me semble qu’elle mérite de mourir dans un beau lit… »

Avec ses peintures et ses nombreuses interventions médiatiques, Clément Gravel espère contribuer à sa manière à une prise de conscience sur le vieillissement, un réveil collectif pour lutter contre l’indifférence, l’infantilisation et la négligence.

Il souhaite aussi servir d’exemple, voire d’électrochoc pour celles et ceux qui voudront bien l’écouter. La vie ne s’arrête pas à la retraite.

« On n’est pas des bons à rien! Il y a certainement d’autres vieux qui ont des talents, des dons, qui peuvent faire de belles choses… J’aimerais les inspirer à faire quelque chose de positif. On a passé notre vie à travailler, à élever les enfants. On a fait notre devoir. Là, c’est à nous de vivre. Regardez-moi… si je suis encore en vie, c’est à cause de la peinture. »