Pour en finir avec les interdits de notre jeunesse

Peu importe notre âge, nous sommes les enfants d’une éducation façonnée par l’époque, les valeurs et les conditionnements de nos parents. Bien qu’ils aient tenté de nous donner le meilleur d’eux-mêmes, ils nous ont aussi transmis des valeurs qui se sont avérées plus tard en conflit avec les nôtres… Où en sommes-nous avec les interdits de notre jeunesse ?

« Nos parents ont un impact déterminant sur nos vies, notamment parce qu’enfants, nous sommes de petits êtres en construction, explique la psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier. Au fil du temps, nous ressentons l’impact de leurs propres espoirs déchus, de leurs croyances et de leurs exigences envers nous. »

Nicole : avoir peur de déplaire

L’histoire de Nicole, 67 ans, illustre bien le poids de cet héritage. Lorsqu’elle fait la connaissance d’Henri sur un site de rencontres, elle est divorcée depuis peu après 40 ans de mariage. Nicole a toujours été attirée par l’anticonformisme. Étudiante, elle avait d’ailleurs flirté avec un mode de vie marginal, avant d’y renoncer de peur de déplaire à ses parents. Attirée par les arts visuels et l’amour libre, Nicole était plutôt devenue comptable et jeune mariée exemplaire.

Quelques décennies plus tard, Henri risque bien de la ramener à la case départ. Travailleur social à la retraite, ennemi juré de la surconsommation et obsédé par son empreinte carbone, il prolonge au présent sa philosophie hippie des années 1970. Adepte de la simplicité volontaire, sa maison est une terre d’accueil pour des gens qui, comme lui, veulent inventer une société basée sur l’échange de services et le partage des biens.

Pour Nicole, fréquenter Henri marque une fracture dans sa vie de retraitée bon chic bon genre. Ses parents, maintenant décédés, auraient d’ailleurs eu bien du mal à accepter son attirance pour cet énergumène, si elle se fie à ses lointains souvenirs.

À 18 ans, elle feignait des soirées d’études chez une amie pour aller se jeter dans les bras d’un amoureux à la crinière bien garnie, dont le principal passe-temps était la culture de champignons magiques. Son père, quand il l’a appris, lui a immédiatement montré la porte ! Aujourd’hui, malgré une soixantaine bien assumée, Nicole a encore le sentiment de le décevoir, de lui désobéir.

Faire taire la petite voix des parents

La petite voix des parents ne s’éteint-elle donc pas avec le temps ? « Pas nécessairement, affirme Mme Beaulieu-Pelletier. L’identification aux valeurs transmises par nos parents peut subsister longtemps chez les adultes et créer des conflits intérieurs paralysants qui engendrent de la culpabilité, du découragement et de la colère. »

Se sentir coupable, Nicole connaît bien ! Pour se libérer de ce sentiment, il lui a fallu comprendre que la colère de son père reflétait sa propre peur de la différence : il voulait la protéger !

« S’affranchir d’une éducation basée sur les critères de nos parents passe souvent par notre propre capacité à comprendre la raison de leurs reproches et de leurs critiques. Une fois ce travail accompli, nous pouvons faire librement nos propres choix, sans se sentir fautif », poursuit la psychologue.

Jules : cacher ses émotions

« Un homme ça pleure pas ». Jules a entendu cette phrase de la bouche de son père pour la première fois quand il avait huit ans : il venait de tomber à bicyclette et son genou saignait abondamment. Malgré la douleur, il avait essuyé ses larmes, et pour longtemps : passer pour un faible aux yeux de son père, jamais !

Jules est devenu un dur de dur, du moins en apparence. Ainsi, c’est en cachette qu’il a pleuré quand sa première « blonde sérieuse » l’a quitté et qu’il a craqué quand il n’a pas été choisi comme contremaître de son usine. Pourvoyeur et homme fort de sa petite famille, Jules a toujours caché ses émotions, « une affaire de filles », s’amusait-il à dire. À 55 ans, grâce à un atelier sur la masculinité suivi avec un groupe d’hommes qui lui ressemblaient drôlement, Jules a enfin pu montrer sa vulnérabilité.

Quelques années plus tard, quand son père a fait un AVC, père et fils se sont rapprochés. Le contexte n’était pas parfait bien sûr, mais selon ses limites respectives, chacun a pu parler avec son cœur sans envahir le territoire de l’autre.

« Les parents sont nos modèles relationnels et s’ils ont tendance à ne pas être en contact avec leurs propres émotions, les enfants hériteront de ce silence jusque tard dans leur vie adulte », soutient Geneviève Beaulieu-Pelletier. Les émotions inexprimées font boule de neige et prennent des formes inattendues, des petits malaises jusqu’à la dépression, en passant par un mal-être difficilement identifiable. Parfois, la maladie ou le décès d’un parent se transforme en une occasion de libérer une charge émotive enfouie, comme Jules l’a fait. »

Jouer dans sa propre pièce de théâtre

Ainsi, la petite voix angoissante des parents peut donc se taire. La psychologue Geneviève Beaulieu-Pelletier soutient qu’il est possible de refuser le rôle qui nous a été imposé dans l’enfance et de se choisir une nouvelle pièce de théâtre, peu importe notre âge !

« Lorsque les pensées de culpabilité, de pression et d’inadéquation refont surface, on peut tenter de se rappeler que ces pensées ne sont pas les nôtres mais celles d’un spectacle passé. Il sera alors possible de redevenir l’acteur d’une pièce que nous aurons réellement choisie, sans rien enlever à la qualité de son éducation ni à ses parents. »