Les Tours de l’entraide

« Moi, je préfère entendre courir des jeunes dans le corridor qu’entendre des aînés parler de leurs bobos », lance Janine Allard, 87 ans. Tout comme 1200 autres personnes de tous âges, Mme Allard habite aux Tours Frontenac, une oasis d’entraide unique au Québec, basée sur le principe de la mixité sociale complète.

Les résidents des 800 logements abordables ne sont pas seuls à faire l’éloge des Tours Frontenac, l’un des plus grands complexes immobiliers sur l’île de Montréal. Ce modèle d’hébergement est également porté aux nues par nulle autre que Janette Bertrand dans son dernier livre, La vieillesse par une vraie vieille.

Elle y voit un exemple à suivre, une bouffée d’air frais aux antipodes des résidences pour aînés qui inondent le marché et qu’elle qualifie de « ghettos ». Pour elle, c’est l’évidence : « Les échanges intergénérationnels sont indispensables au bien-être des personnes âgées. »

Un projet social d’abord et avant tout

Les Tours Frontenac sont un monde à part, une bulle bienfaisante. Le gardien de sécurité est avenant et la piscine extérieure, invitante. Plus loin, de magnifiques jardins, un potager communautaire et des terrains de pétanque me transportent à mille lieues de l’ambiance de la ville alors que je me trouve à deux pas du métro Frontenac !

En entrant, ce sont les sourires des locataires qui frappent, l’enfilade de bonjours à l’étrangère que je suis. « Est-ce que je peux vous aider ? », me demande-t-on gentiment à chaque tournant de corridor de ce complexe sans clinquant, mais impeccablement entretenu.

Ça se concrétise encore plus à la rencontre de l’âme des lieux, Marie-Hélène Gauthier, une psychosociologue qui a repris avec sa sœur et ses frères le projet social imaginé par leur père Gérard Gauthier, un visionnaire à qui on doit le principe de la rentabilité sociale en plus de la rentabilité économique.

« Les Tours Frontenac sont un organisme sans but lucratif où résident des personnes de tous âges, de toutes conditions sociales et de tous statuts : des célibataires, des couples, des familles, des aînés, etc. Notre gestion immobilière gravite autour d’un projet social. Tous les profits sont réinvestis dans l’entretien des immeubles et le bien-être des résidents », explique Mme Gauthier, directrice du service à la clientèle de Gestion des Trois Pignons, qui opère les Tours Frontenac.

Les employés des Tours, dont 20 % y habitent, sont imprégnés de cette mission. De plus, la communauté se prend elle-même en charge avec dynamisme puisque quelque 130 locataires sont sur la liste de bénévoles tantôt pour le bazar ou la guignolée, tantôt pour organiser le populaire dîner de la Fête nationale, tantôt pour devenir des supermamies auprès de mères débordées.

Le projet social a fait un autre grand pas en avant depuis l’embauche à temps plein, il y a neuf ans, de deux intervenantes de milieu. Les antennes bien sorties, elles sont à l’affût de signes de détresse des personnes vulnérables et déterminées à casser l’isolement dans lequel pourraient s’emmurer certains locataires. Des interventions individuelles sont préconisées, de même qu’une foule d’activités dont certaines, par exemple la cuisine collective, sont à forte saveur intergénérationnelle.

Agréable et rentable

Les Tours Frontenac sont très convoités, comme en fait foi une longue liste d’attente. En effet, la plupart des gens qui y habitent souhaitent en ressortir les pieds devant ! C’est le cas de Diane Gendreau, 67 ans, qui habite un sept pièces et demie face à la piscine avec son père depuis 35 ans. « Ici, c’est comme une grande famille. Tout le monde se connaît et se donne un coup de main », dit la retraitée, avec un sourire très révélateur de son indice de bonheur.

Danielle Lachance habite pour sa part depuis 26 ans dans ce qu’elle qualifie de véritable « village ». Son fils demeure encore avec elle alors que sa fille a quitté l’appartement familial pour mieux emménager dans son propre logement avec sa fille… aux Tours. « Ici, les jeunes se mêlent aux vieux tout naturellement », raconte Mme Lachance, qui travaille à la clinique médicale sise dans le centre commercial des Tours.

Un modèle à imiter

Au fil du reportage, une question ressurgit constamment : mais pourquoi un tel modèle, rappelant ce qu’on retrouve dans les pays scandinaves, n’a-t-il pas déjà fait des petits au Québec ?

« Si le but est uniquement de remplir les logements par le biais d’une approche sociale, ça ne marchera pas. Il faut que ce type de gestion passe d’abord et avant tout par le cœur. Au fil du temps, les gestionnaires réaliseront qu’investir de l’argent dans l’humain, c’est payant », estime Marie-Hélène Gauthier.

Elle est d’avis que le gouvernement devrait prendre conscience des économies à la clé si de tels projets se multipliaient, autant grâce au travail en amont des intervenants qu’aux sentiments d’appartenance et de sécurité des aînés, qui demeurent ainsi à domicile plus longtemps, faisant du coup partie de la vraie vie jusqu’au bout de leur vie.

« Le gouvernement doit être logique et soutenir les gestionnaires en phase de démarrage, afin que ce choix de milieu de vie devienne disponible pour plus de gens », estime Mme Gauthier. Elle a l’intention d’en convaincre ses interlocuteurs lors d’une présentation qu’elle a été invitée à faire dans le cadre des 20es Journées annuelles de santé publique, en novembre.

Sa voix casse un peu au moment de répondre à ma dernière question : de quoi est-elle le plus fière ? « Des résultats obtenus après tant d’années à défendre ce projet-là, à partir de l’inconnu et à avancer à tâtons. Aujourd’hui, je peaufine tout ce qu’on fait et je m’assure que le projet va continuer à fonctionner après moi. »

 

Photo : Bruno Petrozza