Proches aidants pour la vie

Lorsque France Boisclair et Roch Bouthillier se sont envolés pour le Sud l’hiver dernier, c’était la première fois qu’ils partaient une semaine en amoureux depuis 23 ans, soit l’âge de leur fils Alexandre, lourdement handicapé. Comme des centaines d’autres parents au Québec, ils sont les plus invisibles et les plus oubliés des proches aidants : ceux qui le seront toute leur vie.

En effet, le rôle de proche aidant est souvent associé au soutien à une personne atteinte de cancer en phase terminale ou à un aîné en perte d’autonomie qui déclinera sur une période de quelques mois ou années. Être proche aidant de son propre enfant lourdement handicapé pendant des décennies est une tout autre histoire, faite de hauts, de bas, de résilience, d’adaptation et de beaucoup, beaucoup d’amour.

Gare à l’isolement

« Les difficultés liées à la conciliation travail-famille et l’épuisement sont le lot de bien des proches aidants. Toutefois, l’isolement guette plus particulièrement les parents d’enfants handicapés d’âge majeur. Souvent, avec le temps, ils coupent leurs activités, n’osent plus demander de l’aide à leur entourage et s’enlisent dans leur réalité », note Johanne Audet, présidente du Regroupement des aidants naturels du Québec (RANQ).

À cet égard, les Boisclair-Bouthillier ont su éviter le piège en respectant scrupuleusement la règle des trois temps instaurée par Roch Bouthillier et à laquelle il tient mordicus : « Prévoir du temps pour la famille, du temps pour le couple et du temps pour soi. » Ils font notamment garder Alexandre tous les vendredis soir pour aller au resto, en couple.

Pour Anne-Marie Messier aussi, les escapades en amoureux se font rares. Au fait, il y en a eu deux en 28 ans. Mélomane, elle compte sur des soirées au concert avec son époux pour faire le vide des tracas et le plein d’énergie. Elle en a bien besoin, puisque la loterie de la génétique a fait en sorte qu’elle se retrouve proche aidante de sa sœur Hélène, 57 ans, vivant avec une déficience intellectuelle et de sa fille Laure, 28 ans, elle aussi déficiente intellectuelle et atteinte du syndrome de Costello, une maladie extrêmement rare.

Même ces courtes sorties en couple ne sont pas le lot de tous les proches aidants au long cours. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux sont des femmes chefs de famille monoparentale, leur union n’ayant pas résisté à la réalité de la vie au quotidien avec un enfant non autonome nécessitant une foule de soins particuliers. Celles qui choisissent de s’occuper de leur enfant à temps plein se retrouvent souvent prestataires d’aide sociale.

Difficile conciliation

Pour leur part, les parents qui concilient travail et rôle de proche aidant pendant des décennies vivent un véritable parcours du combattant, entre les exigences du travail et les multiples soins quotidiens, rendez-vous médicaux et hospitalisations de leur enfant.

À ce sujet, la présidente de la RANQ a bon espoir que soit bientôt adopté le projet de loi reconnaissant les proches aidants dans la Loi sur les normes du travail, ce qui leur fournirait des congés flexibles afin de prendre soin d’un proche et garantirait leur lien d’emploi.

« Les proches aidants en emploi vivraient ainsi moins de stress et d’épuisement. Ces mesures ne coûteraient presque rien en comparaison de ce que les proches aidants font épargner au système de santé, soit 5 milliards de dollars par année », indique Mme Audet. Elle considère également que dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, les employeurs devront faire preuve de créativité pour conserver leurs employés puisque un jour, avec le vieillissement de la population, la plupart des travailleurs seront aussi proches aidants.

Du répit, svp

Par ailleurs, l’accès à du soutien autre que financier est aussi un enjeu majeur pour les parents d’un enfant handicapé, qui n’ont pas échappé à la vague d’austérité gouvernementale. Les heures hebdomadaires de soins auxquelles ces familles ont droit ont en effet eu tendance à fondre comme neige au soleil ces dernières années.

En ce qui concerne le soutien aux proches aidants, le répit demeure le besoin le plus criant, tous types d’aidants confondus. Selon les régions, il y a bien quelques heures hebdomadaires accordées au compte-gouttes par les CLSC, mais elles deviennent une course contre la montre pour aligner tous les rendez-vous : garage, coiffeur, etc.

Il ne reste habituellement plus de temps pour participer à un groupe d’entraide pour proches aidants, par exemple. « Or, ça prend du répit permettant un soutien psychosocial, insiste Johanne Audet, du RANQ. Car l’épuisement est dû aux tâches elles-mêmes ainsi qu’à l’impact de ce rôle exigeant sur la santé psychologique des aidants, souvent aux prises avec de la colère, de la culpabilité, etc. »

« Il est très difficile de trouver quelqu’un de confiance pour s’occuper d’Alexandre afin qu’on puisse profiter d’un temps d’arrêt, car c’est complexe de prendre soin de notre fils », ajoute France Boisclair, qui s’y connaît en la matière, puisqu’elle est directrice générale de l’Association lavalloise des personnes aidantes.

Son époux et elle pourront heureusement compter sur la générosité de la sœur de Roch, Johanne, pour des vacances bien méritées à l’hiver 2018, qu’ils ont réservées près d’un an à l’avance, pour se donner du courage dans les moments plus difficiles.

« Les déficients intellectuels sont les parents pauvres du système de santé, déplore quant à elle Anne-Marie Messier, qui est devenue proche aidante principale de sa sœur au décès de leurs parents. Je dois continuellement me battre pour obtenir de l’accompagnement et de l’encadrement pour ma sœur et ma fille, dont l’autonomie est limitée. Et le logement est un véritable casse-tête. Après différentes tentatives, ma soeur souhaitait vivre seule et j’ai fait plus de 150 appels avant de lui trouver un logement convenant à ses besoins et subventionné, une première pour elle. »

« Placer » ou ne pas « placer »…

Ce rôle exigeant, qui use et fatigue, a aussi ses côtés positifs. « On s’épanouit par le biais de cette relation privilégiée, car on fait une différence pour un être cher », résume Johanne Audet.

« Ma sœur Hélène m’a déjà dit qu’elle était d’accord à ce que je l’adopte », illustre tendrement Anne-Marie Messier, 62 ans.

Ce qui n’empêche pas des parents-héros tels que France Boisclair et Roch Bouthillier d’être parfois au bout du rouleau et de jongler avec l’idée de ne plus garder leur enfant à la maison.

« Alexandre irait où ? Vu le temps d’attente très long pour une place en ressources intermédiaires, il se retrouverait dans un CHSLD ? On aurait des remords et on serait tellement inquiets parce qu’il ne parle pas et est sans défense. Il est bien mieux chez nous », fait valoir Roch. La maison des Bouthillier, à Laval, est en effet complètement adaptée et, visiblement, Alexandre est heureux dans cette famille aimante qui sourit à la vie, malgré tout.

À la vie, à la mort

Et puis il y a cette lancinante question qui hante tout parent d’un enfant lourdement handicapé : que va-t-il lui arriver si je tombe gravement malade ou si je n’y suis plus ? Le sujet mouille le regard des proches aidants dévoués et inspirants rencontrés par Virage.

« On n’a pas le choix, il faut lâcher prise sur l’inquiétude », indique Mme Messier, qui a mis cette philosophie en pratique lorsqu’elle a combattu un sérieux cancer. D’autres parents dans la même situation disent espérer en secret que leur enfant parte avant eux, malgré l’immensité de leur peine si ce scénario devait se réaliser.

D’ici là, les parents d’un enfant lourdement handicapé savent que les années à venir, tout comme la retraite, ne seront pas faites de voyages et de repos. Ça ne les empêche pas de choisir, encore et encore, le rôle de proche aidant pour la vie, tout en rêvant à un soutien digne de leur dévouement.

 

Photo : Bruno Petrozza

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En chiffres

25 % de la population québécoise est proche aidante à divers degrés

71 % des proches aidants ont 45 ans et plus

60 % des proches aidants occupent un emploi

80 % du soutien à domicile est assumé par des proches aidants